Rouge majeur : Extraits

Denis Labayle
Synchronique Éditions (2018)
8 euros 90

« Le 5 mars 1955, Nicolas de Staël assiste à un concert au théâtre Marigny, à Paris. Bouleversé par la musique d’Anton Webern, il décide de traduire par la peinture son émotion. Dix jours plus tard, il se jette par la fenêtre de son atelier. Pourquoi un artiste jeune, séduisant, au faîte de sa gloire met-il fin à ses jours ? Jack Tiberton, journaliste au Washington Tribune, est le seul à connaître la vérité car, pendant ces dix jours, il était là. Il a tout vu, tout entendu, et surtout tout noté. »

PRIX DES LECTEURS DE BRIVE 2009

 

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Extraits

 

Extrait 1

« Nous continuons à longer les quais de la Seine, toujours aussi déserts, sans savoir jusqu’où. L’enthousiasme de Nicolas de Staël est tel que je ne ressens plus la crainte du danger. Il s’interrompt, se plante devant moi, me prend par les épaules : « Jack – vous permettez que je vous appelle Jack ? -, vous êtes le premier à qui je l’annonce : j’ai l’intention de peindre l’œuvre de ma vie. Une toile immense, peut-être la plus grande de toutes. Un tableau digne de mes maîtres, Vélasquez et Rembrandt. Je dis immense, pas seulement en taille. Non, immense par le sujet, par les couleurs, par l’ambition. Je veux que ceux qui viendront plus tard l’admirer entendent ma musique… »

Extrait 2

« Au matin, je sors difficilement du sommeil, monte à l’atelier prendre de ses nouvelles, frappe à la porte. J’entends sa voix gutturale : « C’est toi, Jack ? ». Il m’ouvre et j’ai un mouvement de recul : il est hirsute, pas rasé, les paupières gonflées de fatigue, les mains et la blouse maquillées d’un rouge sang. « Quel jour sommes-nous ?
Lundi.
Depuis quand sommes-nous à Antibes ?
Une semaine environ.
Déjà…
Tu as beaucoup travaillé ? » Il s’écarte, et la vision de la toile provoque en moi un véritable choc. Je pose mes affaires sur la table et me laisse choir sur le canapé. La toile, hier encore immaculée, est maintenant envahie de rouge. Un rouge riche de mille teintes. Non pas le rouge homogène, foncé et velouté d’un rideau de théâtre, mais des rouges multiples, vifs, rutilants. Je ne comprends pas comment il a réussi à couvrir l’immensité de la surface en une seule nuit, même à coups de brosses. « Qu’en penses-tu ? » Je reste silencieux, hypnotisé. Il y a dans cette couleur, peut-être, le feu de la vie, mais je ne peux m’empêcher de penser à celui du sang et de la mort. En tout cas je n’entends rien de la musique qu’il prétendait restituer. Comme je reste muet, il poursuit avec une satisfaction manifeste : « Voici la couleur attendue : du rouge jusqu’à l’horizon, là où le soleil meurt, là où la lave devient incandescente. C’est un feu immense ! De là va naître l’orchestre, et ensuite la musique… J’ai trop longtemps peint des impressions rassurantes. Aujourd’hui, ce rouge m’habite, j’y puise une force nouvelle, j’affronte la violence. » Plus je découvre la toile, plus je trouve qu’il en émane un souffle tragique, même à ce stade, à peine ébauchée, avec un long chemin encore à parcourir. « Alors, tu ne dis rien ?
Je suis impressionné… C’est intéressant… J’attends pour me prononcer.
Mais enfin, reconnais, c’est bien parti ? » Tout est encore trop brut, je ne peux au début du gué connaître la force du torrent qui va surgir. Nicolas va-t-il ouvrir les vannes de son inspiration et réaliser l’œuvre maîtresse dont il rêve ? Je me contente d’un prudent « Faut voir », et il paraît déçu. Au-delà de la fatigue, son visage semble plus détendu, sa peau plus colorée. Il a perdu ce regard triste et sévère qu’il s’adressait à lui-même comme la preuve d’une insatisfaction permanente. »

Pitié pour les hommes : deux extraits

Pitié pour les hommes

L’euthanasie : le droit ultime
Denis Labayle
Editions Stock, Collection : Parti pris, 2009, 12 euros

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Extrait 1

Page 21, 22, 23

L’hypocrisie des mots.

Certains trichent aux cartes avec un jeu pipé, d’autres trichent dans les débats avec des mots truqués. Plus l’enjeu est important, plus les tricheurs mentent avec arrogance. Aussi pour débattre de l’essentiel, de la vie et de la mort, certains n’hésitent pas à employer les moyens les plus malhonnêtes. Continuer la lecture de « Pitié pour les hommes : deux extraits »

Ton silence est un baiser : Extraits


Denis Labayle
Éditions Julliard (2007)
268 pages

« En repliant le journal, je songe à cette cynique évidence : le monde se meurt, et moi je revis. Sans cette épidémie qui sidère les hommes et occupe les premières pages des journaux, je ne serais pas dans cet avion en partance pour Boston avec l’espoir de retrouver Maud. »

 

Coup de coeur de la FNAC. Paris.

Sélectionné pour le prix du meilleur roman d’amour 2008 ; Prix Saint Valentin

Sélectionné pour le prix des lecteurs du Télégramme 2008

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Extraits

Pages 13 à 15

« … Jamais je n’ai voyagé dans un avion si vide, spécialement affrété pour nous par le gouvernement. Nous, les huit spécialistes français de la virologie, sommés de trouver dans les plus brefs délais LA solution, celle qui sauvera l’humanité. S’ils savaient, ces politiques et ces journalistes, à quel point nous errons !
À quel point ce mal qui ronge la planète nous reste étranger ! L’être invisible que nous traquons bouleverse nos modes de raisonnement, se moque de nos orgueilleuses certitudes. Personne n’y comprend rien. Les médias s’accordent sur une certitude : l’impensable est présent, la folie, d’actualité. Partout les espoirs de progrès s’écroulent. La machine à produire fonctionne au ralenti. Quelque chose s’est brisée dans la civilisation mécanique. Chaque jour, les journaux annoncent de nouveaux dysfonctionnements : l’informatique bégaie, les productions s’effondrent, les frontières se referment. La circulation dans les villes s’est raréfiée par manque d’essence ou par peur d’en manquer. Les familles se cloîtrent chez elles, chacun se méfie du voisin et développe un goût malsain pour l’espionnage. Jamais je n’ai senti un tel désarroi collectif : la peur est physique.
Etrange impression : vu d’ici, en survolant la terre, le monde semble se diviser entre ceux qui meurent et ceux qui craignent de mourir. La mort nous guette, et nous guettons la mort. Partout s’installe une silencieuse attente, comme pour une veillée d’armes.
Impossible de circonscrire les rumeurs. Face à la propagande officielle, les internautes transmettent vérités et mensonges. Les bruits les plus fous se télescopent. La presse annonce simultanément d’inquiétantes mutations du virus et l’espoir d’un vaccin. On raconte que, dans certains villages, les gens, lassés d’écouter les fausses nouvelles, ont jeté au feu leurs radios et leurs téléviseurs dans un autodafé désespéré.
Je n’attends rien de cette rencontre scientifique internationale. Rien d’autre que de retrouver Maud et, dans le sombre avenir où s’enfonce l’humanité, cette perspective suffit à me réjouir.
Pour la troisième fois depuis le départ, l’hôtesse nous asphyxie avec son gaz désinfectant. L’imbécile qui a rédigé cette directive ne sait-il pas que le virus est résistant à tous les produits disponibles ?
Il faut que je mette ma montre à l’heure de Boston en tenant compte du décalage horaire. Avec ces stupides contrôles sanitaires, nous avons plus de quatre heures de retard !
Maud m’aura-t-elle attendu ? »

Pages 113 et 114

« … Le restaurant qu’elle a choisi est éloigné du centre-ville, construit en haut d’une falaise pour dominer la baie. De jour, la salle semi-circulaire doit offrir une vue sur le large, mais il fait déjà nuit. Nous sommes les seuls clients, et cet isolement me paraît idéal pour donner à notre soirée un peu plus d’irréel.
Maud porte une tunique de soie bleue turquoise sur un pantalon noir. Je la sens joyeuse, enjôleuse, presque insouciante. Malgré nos étreintes de la journée, j’ai du mal à réaliser qu’elle est là, face à moi.
En attendant les plats, nous échangeons des regards. Je me penche vers elle pour lui chuchoter : « Maud… Les hommes veulent toujours savoir pourquoi ils sont sur terre. Moi, je le sais : je suis venu pour te rencontrer. » Elle me prend la main et me répond avec un sourire troublé : « Franck… Je dois t’avouer que, pendant ces mois d’absence, j’ai tenté de t’oublier… J’ai seulement découvert à quel point j’étais dépendante… Toxico de toi et assez folle aujourd’hui pour en reprendre une dose. »
Lequel des deux est le plus dépendant ?
Un serveur nous apporte deux assiettes larges comme des plats avec trop de tout, de viande, de pommes frites, de salade, de tomates, de raisins, de fromage. Une seule assiette pour deux aurait suffi.
Nous savourons l’instant, sans songer au passé. Quand Maud rompt le silence, c’est pour me livrer des aveux : « Franck, quand tu es là, ta présence me suffit, tout le reste devient dérisoire », et un instant plus tard : « Pendant des années, tu m’as emmenée là où je n’aurais jamais songé aller. Aimer, c’est peut-être cela : s’embarquer pour ailleurs… »
Autour de nous, la salle reste déserte, les clients tardent à venir. Tant mieux ! J’hésite encore avant de lui déclarer : « Maud… L’hiver dernier a été trop rude, j’ai cru plusieurs fois chavirer. J’en ai assez de gaspiller nos émotions. Il faut nous décider à… »
Mais elle pose son index sur mes lèvres et m’invite au silence : « Franck, pas ce soir… Nous avons encore une journée entière sans souci. Je t’en supplie, ne la gâchons pas. Plus tard… plus tard, on en reparlera. Pour l’instant, goûtons le même silence. Ton silence sur mes lèvres est un baiser. »

 

Tante Gina : Extraits


Denis Labayle
Éditions Julliard (2006)
220 pages
18 euros

« J’ai lu avec passion Tante Gina. Je retrouve le côté magnifique de certains personnages qui prennent vie ; ils vous suivent à travers le temps. »

Eduardo Manet

Sélectionné pour le Prix Exbrayat 2007

 

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Extraits

Pages 117 à 120

« Vers deux heures du matin, je fus réveillé par des bruits sourds venus du couloir. Je me levai promptement, craignant un nouveau malaise de mon père. Il déambulait complètement nu, dans le couloir sombre, en quête de je ne sais quoi. Il avançait, fragile, incertain, marchant à tâtons, errant dans l’instabilité, avant de se retenir à la rambarde de l’escalier. Pour la première fois mes yeux découvraient ce corps maigre à la peau flasque, d’une blancheur surprenante comme si la mort déjà l’habitait. Les ans lui avaient retiré toute prestance, le transformant en un pantin squelettique, mais les rois étaient-ils à son âge si différents ? Je restai caché dans l’embrasure de la porte épiant, indiscret, ce qui doit rester secret. Il hésita à monter l’escalier avant de retourner vers sa chambre. Mais devant la porte, il sembla retrouver la mémoire et repartit en direction de l’escalier. En chemin il perdit à nouveau l’objet de sa quête. L’objectif à peine fixé semblait déjà oublié.
Peut-être aurais-je dû l’aider, mais je connaissais son orgueil. Il ne m’aurait pas pardonné d’avoir violé son intimité, et surtout d’avoir été témoin de la déliquescence de son esprit. Car sa mémoire fut longtemps sa fierté, et il n’y a pas si longtemps encore, il déclamait sans la moindre hésitation des poèmes de Victor Hugo, de Lamartine ou de Musset. Après trois ou quatre allers et retours dans cet espace devenu étranger pour lui, il finit par regagner sa chambre. A travers la porte, je lui demandai s’il avait besoin d’aide.
« Marc, c’est toi ? Tu ne dors pas ? Attends, j’arrive. » Il réapparut, vêtu d’une robe de chambre couleur bordeaux. « Quelle heure est-il ? » Je regardai ma montre : « Trois heures et demie. Tu as soif ?
— Non, merci ! Si je bois, je devrai me relever pour pisser. Je prendrais volontiers un peu l’air sur la terrasse. » Dehors, la nuit offrait son calme et sa fraîcheur. Nous nous assîmes dans les fauteuils de jardin. « Je ne t’empêche pas de dormir au moins ?
— Non ! Je ne dormais pas. Je suis insomniaque depuis toujours.
— Mon pauvre Marc, ce doit être une tare génétique. Moi aussi, depuis des années, j’ai les plus grandes difficultés à trouver le sommeil.
Maman disait que tu dormais comme un loir et ronflais comme un sonneur.
Oui, bien sûr, mais avec des somnifères.
Et pourquoi, tes insomnies ?
Si je savais !.. Peut-être trop de soucis avec mes enfants, dit-il avec malice. Et toi, tu sais pourquoi ?
Probablement, trop de soucis avec les parents !
Alors, nous sommes quittes… J’aurais dû demander à Gina une veilleuse. C’est ridicule mais, depuis peu, j’ai horreur du noir. A mon âge, tu te rends compte !
La peur de la mort, peut-être ? » Il sourit. « Je n’aimerais pas qu’elle me surprenne. Et puis, la nuit, j’ai besoin de me lever pour aller aux toilettes. Quelle misère de vieillir ! Profites de ta santé, c’est le bien le plus précieux.
Malheureusement la maladie ne tient pas compte de l’âge, et la mort non plus.
Peut-être, mais j’aurais toujours un train d’avance sur toi… Maintenant j’aimerais dormir un peu. Pourrais-tu me dépanner ? Martha a oublié de mettre mes somnifères dans ma trousse de toilette. Je ne suis pas sûr qu’elle ne l’ait pas fait exprès, cette friponne prétend que ces médicaments me font perdre la mémoire. Mais moi, je m’en fiche. Ce que je veux, c’est justement oublier, dormir, dormir encore. On voit bien qu’elle n’a jamais eu de problème de sommeil.
Pour la perte de mémoire, elle n’a pas tort, mais pour une fois, je veux bien te ravitailler. Tu préfères un tranquillisant ou un somnifère ? J’ai les deux.
Du rapide. J’ai trop d’idées en tête. » Je partis chercher mon tube de médicaments et lui tendis un comprimé avec un verre d’eau. Il l’avala, se redressa péniblement et décida d’aller se recoucher. »

Page 189 à 190
« La voiture laissée à distance pour respecter le paysage, nous nous installâmes à l’ombre d’un palmier. De là, le regard pouvait s’égarer sur l’eau immobile qui reflétait la brillance argentée. Ici, le calme régnait et je m’étendis pour m’en imprégner. Je déclinai l’offre de mon père de prendre un bain. Lui se déshabilla pour enfiler un maillot gris vert, si grand qu’il soulignait son extrême maigreur. Tante Gina garda sa tenue de ville pour juger de la douceur de l’eau. Pendant qu’ils se dirigeaient vers la mer, je fermai les yeux pour savourer ce soleil de fin de matinée qui me perfusait une sensation de bien-être. Il est des moments dans la vie où l’attente incessante d’un futur cède la place à la jouissance de l’instant, et l’on voudrait que ce moment s’éternise, que le monde cesse de tourner, qu’un magicien céleste s’autorise un arrêt sur image.
Quand j’ouvris les yeux, la scène qui s’offrait à moi avait quelque chose de symbolique, empreinte d’une mystique sérénité. Je les voyais tous les deux de dos, s’avancer sur le grand miroir qui reflétait leur image : deux vieillards se tenant par la main pour encourager l’autre. Lui, presque nu, elle, coiffée d’un chapeau de paille, tenant sa robe remontée à mi-cuisse pour ne pas la mouiller. Qui était cette femme que mon père tenait par la main ? Sa sœur, bien sûr. Ou peut-être ma mère ? Ou encore Anne-Marie ? Le grand âge transforme tant les corps qu’il devient parfois difficile de les reconnaître. Qu’importe ! Il émanait de ces deux êtres une bienheureuse insouciance et je les aurais bien vus avancer lentement, paisiblement, sans hésitation, vers le large, disparaître dans cette mer sans fond prête à les accueillir. Jamais la mort ne leur offrirait pareil décor. Mais les deux silhouettes se figèrent le temps de regarder l’horizon, avant de revenir vers le rivage, vers moi, se tenant toujours par la main, radieuses, enhardies par leur audace, et le temps reprit son cours. »

Parfum d’Ébène : Extraits

Denis Labayle
Éditions Julliard (2004)
294 pages
20 euros

« J’aimerais tant que tous les responsables politiques lisent Parfum d’ébène, leçon de réalisme, leçon d’humilité, leçon d’humanisme. »

Kofi Yamgnane – Ancien ministre de la République

Prix du Lions Club International, Paris, 2005

 

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Extraits

Pages 67 à 69

« … Quand une brise souleva enfin l’air chaud, je sortis de ma léthargie et partis explorer la ville dans l’espoir de le rencontrer. C’était absurde, bien sûr ! Mais je ne pouvais nier le désir qui m’habitait.
Je pris la direction d’un quartier que je n’avais pas encore exploré. Une zone plus incertaine. Je pénétrai dans un dédale de ruelles bordées de cabanes en tôle et en carton, de paillotes en palmes de cocotier. Je préférais ne pas imaginer ce qui pouvait rester de ces abris après le passage d’un cyclone. Les rares habitations en parpaings, bruts de béton, n’étaient pas les moins surprenantes avec leurs tiges métalliques tendues vers le ciel dans l’espoir d’une extension. Partout, des immondices refoulés dans les coins ou au fond des culs-de-sac. Je croisais des êtres en guenilles adossés à des murs blessés : aveugles, morceaux d’hommes exposant leurs difformités au soleil et à la pitié des rares passants. Corps sans membres, membres sans pieds, visages sans regard. Là, un unijambiste couché sur le sol, tendant en guise de sébile un moignon creusé par la lèpre. Un peu plus loin, un groupe de culs-de-jatte rampant au ras du sol, tels des cafards. Ici s’exposait le monde des parias, des inactifs faméliques qui quémandaient une pièce pour subsister. Ici, l’humanité meurtrie se disloquait, perdait tout repère. Pas d’eau, pas d’égout. Des remugles de pourritures et un silence impressionnant que seuls troublaient les cris des corbeaux. Je sentais qu’aucune règle, aucune loi ne pourraient arrêter la main de celui qui me planterait son couteau dans les reins juste pour me dérober les quelques billets froissés dans ma poche. J’en vins même à lui donner raison tant ma bonne santé devait susciter incompréhension et violence.
J’eus tout à coup l’impression, en passant devant les habitations, d’être observé par des yeux invisibles qui attendaient que je me perde dans ce labyrinthe où chaque passage pouvait déboucher sur une voie sans issue. Je me hâtai, me retournant à plusieurs reprises pour vérifier que personne ne me suivait. Rien. Et pourtant, j’eus la certitude d’une présence. Il me sembla même apercevoir une ombre furtive qui disparut aussitôt. Peu à peu, la peur m’envahit. Peur de me trouver confronté à une volonté destructrice dont j’ignorais tout, jusqu’au visage. Etait-il seul ou s’étaient-ils mis à plusieurs pour me tendre un traquenard ? Je pressai le pas, virai à droite puis à gauche pour semer mes poursuivants, mais je revins involontairement sur mes pas : le labyrinthe où je m’étais hasardé semblait sans issue et propice à une confrontation où tout devenait possible, jusqu’à ma disparition. Les appels au secours ne serviraient à rien. Qui viendrait aider un inconnu assez stupide pour franchir les limites de la prudence ? Jamais je ne m’étais senti si étranger. La panique me tortura le ventre. Par un réflexe de survie j’eus le désir de faire front, de me battre, d’affronter l’inconnu, de jouer le tout pour le tout. Je m’engageai dans une ruelle sombre et me réfugiai dans l’embrasure d’une porte. J’attendis, une pierre à la main. Dans mon dos ruisselait une sueur glaciale. Bientôt une silhouette se détacha de la blancheur des murs, passa de porte en porte. Je n’avais pas rêvé. J’eus le temps de le reconnaître à sa démarche souple. C’était lui, j’en étais sûr. Je laissai tomber ma pierre et m’apprêtai à l’apostropher. J’hésitai encore un moment avant de quitter mon refuge mais, trop tard, la forme s’était effacée dans l’ombre d’une habitation »

Page 191 à 194 : une des lettres envoyées par Damien à sa sœur

« Ma chère Hélène
J’ai trouvé ta lettre à mon retour de Macunda. Son ton m’a surpris. Serais-tu jalouse de mon bonheur ? L’amour que je vis n’altère en rien l’affection que je te porte et doit laisser intacte notre complicité. Tu me reproches à plusieurs reprises mon silence, mais n’avons-nous pas vécu pendant des années dans un autre silence, plus redoutable encore, qui évitait de nous interroger sur nous-mêmes ? Ces dernières semaines ont bouleversé ma vie comme un cyclone. Et j’en parle en connaissance de cause pour avoir assisté récemment à une colère de la nature dont je n’avais jamais imaginé la violence. Le cyclone amoureux est plus surprenant encore que cette tornade. Loin de me détruire, il m’a fait sortir du silence étouffant dans lequel nous nous complaisions depuis des années. Notre malheur nous unissait, mais cette union a entretenu notre isolement. Nous n’avons pas seulement subi la malédiction familiale, nous l’avons cultivée.
Tu te plains de la rareté de mes lettres. Il est vrai que tu m’écris plus souvent, mais pour dire quoi ? Tu m’évoques le temps à Paris, le dernier film que tu as vu ou tes difficultés relationnelles avec l’un ou l’autre de tes collaborateurs, mais je t’en prie, parle-moi de toi, de l’essentiel, de ce qui gouverne ton existence. Tu as été ma confidente, mais moi, qu’ai-je été pour toi ? Tu as toujours gardé une distance et je me rends compte aujourd’hui que ta vie m’est étrangère. Je ne sais rien de tes souffrances secrètes. Tu m’as dit avoir eu des amants, mais sans me parler d’eux ou presque. Tu m’as fait partager tes dépits amoureux, sans m’en donner les raisons.
Souviens-toi, tu venais chaque fois dans ma chambre te blottir dans mes bras en quête de consolation et quand je te questionnais, tu me répondais invariablement : « Parlons d’autre chose. » Je finissais même par te soupçonner d’inventer des ruptures pour te réfugier chez moi. Ah, Hélène, qui es-tu ? La femme raisonnable que j’ai toujours connue aurait-elle tout ignoré des joies de l’enfance et des folies de l’adolescence ?
Aujourd’hui, j’en suis convaincu, si nous avons su partager notre souffrance, je ne t’ai apporté qu’un bonheur malheureux qui n’est pas le vrai bonheur. Si je suis parti, c’est aussi pour nous sortir, toi comme moi, de cette sclérose sentimentale dans laquelle nous nous enfermions.
Ici, j’ai rencontré un autre bonheur, différent, plus fort, même s’il se présente plus fragile et plus angoissant aussi. Je partage ma vie avec une personne qui me fait chaque jour découvrir une part inconnue de moi-même. Pour la première fois, mon existence devient surprise, étonnement, découverte. Si tu m’aimes vraiment, alors réjouis-toi, car ton frère bien-aimé n’est plus l’individu pitoyable qu’il était.
Tu écris dans ta lettre que je m’éloigne. Je le reconnais : Paris me semble loin. Tous les détails qui ont rythmé mon quotidien s’effacent peu à peu de mon esprit. J’en oublie jusqu’aux immeubles de notre rue et aux bureaux du quartier des Invalides où j’ai sacrifié tant d’années. Ils représentent aujourd’hui pour moi l’image de l’ennui.
Mais sache que, toi, je ne t’oublierai jamais.
A part cela, lors de mon dernier passage à Macunda, je n’ai pas progressé dans l’enquête sur la mort de notre père. Pire, les cyclones ont, à plusieurs reprises, ravagé le cimetière. S’il est enterré là-bas, la nature a emporté définitivement son secret. Nous ne pourrons plus localiser sa tombe, ni rapatrier son corps.
Je me demande si notre projet est encore justifié. Je ne sais ce que notre père a fait de sa vie. Quelle était sa relation amoureuse avec notre mère ? Quel père il a été pour nous ? Peut-être avons-nous idéalisé un être qui n’a jamais existé. Aujourd’hui, quand je pense à lui, je l’imagine plus complexe et finalement plus humain. Il est temps que nous devenions à la fois plus lucides et plus tolérants. Nous voyons chez les autres la facette qui nous rassure ou nous convient. Si demain tu débarquais dans ma vie, saurais-tu reconnaître le frère que tu as connu ? Nous gardons tous un jardin secret, mélange de rêve et de réalité.
Je te joins un croquis de Macunda après le passage du cyclone. Il ne peut malheureusement rendre compte de la violence dont j’ai été témoin. Je t’embrasse tendrement.
Ton frère Damien qui n’a jamais cessé de t’aimer. »

Cruelles retrouvailles : Extraits

Denis Labayle
Editions Julliard (2002)
202 pages
18,10 euros

Prix du roman du Doubs 2002
Prix Littré 2003
Mention spéciale du jury au Prix du Télégramme de Brest 2003
Sélectionné pour le prix Synopsis 2003

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Extraits

Pages 7 et 8 :
« La vie s’est présentée à moi comme une fausse aventure. Par son ascension ininterrompue, mon existence aurait pu servir d’exemple ou de preuve que la société permettait aux plus humbles d’accéder aux plus hautes responsabilités. Et j’aurais pu continuer cette ascension si je n’avais perçu qu’elle créait une faille toujours plus béante avec mes origines et que cette permission s’avérait factice. Aussi fut-ce de mon propre gré que j’y mis un terme. Aucun de mes collègues de faculté ne comprit que je puisse quitter l’université sans avoir tenté ma chance d’atteindre les sommets. J’en tirai la profonde fierté d’avoir choisi moi-même mon destin. Je ne sais si j’en garde aujourd’hui regrets ou rancœur mais, c’est indéniable, j’y ai gagné en liberté. Et puis j’étais devenu médecin et le voyage pour y parvenir m’avait moi-même surpris. Comment en étais-je arrivé là ? Comment le petit vacher, le bouseux, le pèquenot comme on m’appelait au lycée, avait-il pu larguer les amarres de la fatalité paysanne ? Comment avait-il pu naviguer entre la jalousie des voisins, les reproches du frère et les encouragements ambigus du père ? Pour déjouer leurs obstacles, je les avais tous quittés sans regret. Tout au moins c’est ce que je pensais… car il ne se passait pas un mois sans que je retourne « là-bas », au fond du Finistère, pour faire craquer la terre. J’avais toutefois l’impression d’avoir tracé ma vie comme les sillons des champs de mon père. Profonds et droits. J’aurais donc pu savourer longtemps cette situation qui avait fait de moi un parvenu mais voilà, je le revis, et ce jour-là, de nouveau, ma vie bascula. »

Pages 45 à 48 : la mort de la mère…
« Chacun se crée des rites. Lors de mes retours au pays, je consacrais ma première visite de la matinée au cimetière pour nettoyer la tombe de ma mère. Après avoir avalé mon café et rangé ma chambre, je courus vérifier que le vent ou un mauvais voisin n’avait pas emporté les fleurs posées sur sa dalle. Je tenais à ce que sa dernière demeure soit de loin la plus gaie. Je lui devais bien cela, elle qui n’avait connu que le sacrifice et la rigueur des pauvres gens. J’entretenais également la tombe de mon frère qu’on avait couché à ses côtés, mais je faisais vite, y consacrant juste le temps qu’impose la décence, de peur qu’en m’y attardant, se réveille en moi l’absurde culpabilité. J’étais le seul à remplir cette tâche funéraire, mon père refusant de céder à cette obligation sociale par crainte, j’en étais sûr, de s’effondrer de chagrin sur la pierre où gisait sa fidèle compagne. Ma mère était morte trois ans auparavant. Non pas de vieillesse ou de maladie, mais d’épuisement. Ni mon départ vers la capitale, ni le décès de mon frère n’avaient modifié son rythme de travail, sans doute pour ignorer l’absence. Elle se levait toujours tôt le matin, avant tout le monde, dès le premier cri des oies affamées, pour donner à manger aux bêtes et préparer le petit déjeuner. Elle n’avait pas reçu l’éducation qui rend l’éloquence facile. Elle me parlait par gestes et par regards. Lorsque je lui apportais, triomphant, l’un de mes succès scolaires, elle limitait son compliment. “ C’est bien, mon fils ” se contentait-elle de me dire avec un discret sourire qui traduisait sa satisfaction, et je lisais dans son regard, la fierté. Je savais que ce jour-là elle me confectionnerait un kouignaman moelleux à la saveur incomparable. Une fois, une seule, elle prit mes mains dans les siennes maladroitement et je crus qu’elle allait enfin exprimer ce que son cœur chérissait mais j’attendis… J’attendis un long moment et elle resta sans mot dire. L’expression des sentiments ne se façonnait pas à l’école française où elle avait passé, de toute façon, bien peu de temps. Elle m’apprit à tout économiser, mes habits, le pain, un bout de ficelle, les épluchures et même l’eau de la vaisselle pour le poulailler. Tout, y compris la parole, et c’est ainsi que le silence s’installa lentement entre nous avec l’âge et le temps. On la retrouva un jour étendue, raide, froide, près du clapier. Elle avait juste eu le temps de terminer sa tâche et de distribuer les graines avec les feuilles de choux. Les animaux habituellement si prompts à manifester leur joie et leur détresse l’avaient regardée silencieux, ingrats et rassasiés. Même notre chien toujours en éveil s’était curieusement contenté de rester à ses côtés, les yeux hagards, la langue pendante, poussant de petits cris plaintifs mais refusant d’y croire. C’est tard dans la soirée, quand s’installa la veillée funèbre, qu’il laissa éclater de longs sanglots. Il hurla toute la nuit contre la mort qui emportait sa maîtresse. Je dus pour le calmer l’emmener tôt le matin s’épuiser sur la lande. Il courait loin et revenait chaque fois vers moi avec dans le regard et la voix la même interrogation, pleine d’incompréhension. A force de caresses et de fausses explications, je finis par le calmer et à midi nous avons suivi ensemble le convoi de sa maîtresse en route pour son dernier voyage. Le seul qu’elle ait effectué car, depuis le jour de ses noces où mon père l’avait ramenée de Guerguelec, elle n’avait jamais eu assez d’argent pour quitter le village. Elle avait à cette époque tout juste dix-huit ans. Au village, elle savait tout des drames et des haines, des amours et des faiblesses. Elle parlait poliment à tous mais avec parcimonie, elle restait économe de ses pensées et cultivait la discrétion. D’elle, on vantait la fidélité à mon père et l’ardeur au travail. Mais de ses fils, on parlait peu, l’un mort, l’autre étranger. De quoi alimenter bien des mystères et justifier toutes les malédictions. Elle n’avait ni amie ni ennemie. Aussi, toutes les femmes sans exception se relayèrent-elles la nuit à son chevet, revivant entre deux prières ces brèves histoires qui avaient ponctué la monotonie de leur vie. Tous ceux du village furent présents pour former le cortège. Pas un ne manqua, ce qui au pays reste exceptionnel. Les haines se cultivent et se transmettent comme la terre, et chacun profite du moindre événement pour en réveiller la mémoire. Même son beau-frère, le frère de mon père à qui nous n’adressions plus la parole depuis plus de vingt ans, depuis qu’il s’était emparé de nos deux meilleurs champs lors du remembrement, même lui, suivit le cercueil, derrière, avec les chiens, jusqu’à la mise en terre. »

Le médecin qui rêvait d’être magicien – Extraits


Denis Labayle
Éditions du Seuil (1997)
216 pages
16 €

Prix du centenaire du centre hospitalier de Brive. 2002

Présentation complète du livre
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Extraits

Page 192 et 193

Ce jour-là, Célestine était seule. Lorsqu’elle s’assit face à moi, elle arborait un air contrit qui ne me disait rien qui vaille. Elle, si prolixe, n’arrivait pas à décrire ses maux. « Des douleurs un peu partout. Ici, non là. » Elle promenait vaguement sa main sur son corps sans dénoncer de zone précise. Elle ne souffrait pas tout le temps. Plutôt le soir, au coucher. Tout cela n’évoquait rien d particulier. J’errais jusqu’au moment où elle me précisa que son mal avait commencé quatre jours auparavant.
« Et que s’est-il passé vendredi dernier ?
Elle baissa les yeux, se tut. Je tenais une piste, aussi la harcelai-je de questions. J’évoquai pêle-mêle une indigestion, une absorption excessive d’alcool, une mauvaise rencontre, l maladie d’un enfant. A chaque suggestion, elle répondait d’un geste négatif de la tête. « Un cauchemar ? »Elle redressa la tête et me fixa d’un regard mauvais.
« J’ai rêvé, m’avoua-t-elle, que je faisais l’amour avec vous. »
Je faillis éclater de rire, mais elle semblait si affectée par ce souvenir que je me contentai de sourire.
« Cela ne me semble pas bien grave. »
Ah, que n’avais-je pas dit ! Sa réserve se transforma en colère.
« Dans mon pays, ça l’est. Si une femme rêve d’un homme et qu’elle est enceinte, elle doit avorter. Heureusement, me cria-t-elle, je ne suis pas enceinte. C’est pour cela que j’ai tant de douleurs dans le ventre. »
Du haut de ma science qui ne m’avait jamais enseigné le traitement des maux d’amour, je lui affirmai bêtement qu’ « à mon avis, les douleurs allaient disparaître comme elles étaient venues. »
Elle explosa.
« Chez nous en Afrique, on ne rit pas avec ces choses-là. Il faut traiter le mal, docteur, et vite, sinon la femme ne guérit jamais. Elle souffrira toute sa vie. Alors que faire ?demandai-je désarmé.
C’est simple. L’homme qui est entré dans le rêve d’une femme, comme cela, sans autorisation, avec de mauvaises pensées, il doit lui mordre le ventre pour enlever le mal. »