L’OBS 10 Février 2022
Il milite depuis plus de vingt ans pour que l’aide médicale à mourir soit autorisée en France. Dès 2007, le docteur Denis Labayle a lancé un manifeste de 2 000 soignants reconnaissant avoir pratiqué ce geste chez des malades incurables, manifeste à l’époque publié dans « le Nouvel Observateur ». Aujourd’hui, président de l’association Le Choix/citoyens pour une mort choisie – cofondée par une proche d’Anne Bert, qui, atteinte de la maladie de Charcot, est partie mourir en Belgique en 2017 – , il nous parle de son combat.
Votre association milite pour la légalisation de l’aide active à mourir. Pourquoi cette cause vous tient-elle tant à cœur ?
Pour deux raisons. La première est personnelle : les malades m’ont beaucoup appris pendant mes quarante années de vie hospitalière. J’étais gastro-entérologue, une spécialité où beaucoup de patients meurent de maladies graves, de cancers, de cirrhoses, ce qui n’est pas le cas dans toutes les disciplines. Cela m’a permis de comprendre que les personnes en fin de vie, souffrant de maladies incurables, ont des demandes très diverses. Certaines souhaitent partir doucement, grâce aux soins palliatifs, d’autres veulent en finir vite, quand elles l’ont décidé. Une phrase entendue plusieurs fois m’a frappé : « Je ne veux pas être accompagné, docteur, vous ne comprenez pas, je veux partir. »
Quelle est la deuxième raison ?
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L’hypocrisie de la société sur la question de la fin de vie. Tout le monde fait comme si l’aide active à mourir n’existait pas en France. Pourtant, elle existe et a toujours existé. Mais elle est aléatoire : soit vous avez un médecin compatissant et courageux et vous pouvez en bénéficier si vous le souhaitez, soit vous mourrez à petit feu, soit vous devez partir à l’étranger, à condition d’en avoir les moyens financiers. Cette disparité constitue une injustice profonde.
Vous racontez d’ailleurs une anecdote surprenante concernant la famille Debré qui illustre cette injustice.
Il y a quelques années, j’avais été invité à débattre dans une émission de télévision sur l’aide médicale à mourir avec Bernard Debré, grand professeur de chirurgie urologique. Nous venions d’exprimer sur le plateau notre total désaccord quand, à la sortie, bon prince, il m’a proposé de poursuivre la discussion autour d’un verre. C’est alors qu’il m’a raconté une histoire de famille allant à l’encontre de tout ce qu’il avait défendu à la télé. Il m’a expliqué comment son grand-père, l’illustre pédiatre Robert Debré, avait demandé, à 96 ans, sentant sa fin venir, à bénéficier d’une aide médicale à mourir. Ses proches avaient tenté de l’en dissuader. En vain. Face à sa détermination, ils ont fini par accéder à sa demande. Cette histoire montre bien que des personnalités peuvent soutenir publiquement un point de vue et agir différemment.
Vous reconnaissez dans votre livre avoir vous-même pratiqué des aides médicales à mourir lorsque vous étiez chef du service de gastro-entérologie du centre hospitalier d’Evry dans les années 1990/2000.
Tout à fait. Cette pratique était courante dans tous les services hospitaliers jusqu’au vote de la loi Leonetti de 2005. Quand vous commenciez l’internat, que vous arriviez dans un nouveau service, c’était enseigné mais uniquement par le bouche-à-oreille. On utilisait alors ce qu’on appelait les cocktails lytiques, c’est-à-dire l’association d’un morphinique, d’un neuroleptique et d’un antihistaminique. La décision était prise par l’équipe soignante en accord avec la famille qui nous disait : « Faites quelque chose, docteur, ce n’est pas possible que ça s’éternise ainsi… » Cette pratique permettait d’éviter au patient une agonie insupportable. La mort survenait très rapidement sous cette sédation intense, profonde et continue. Mais ces euthanasies clandestines « officielles », si je puis dire, n’étaient pas satisfaisantes dans la mesure où le premier concerné, le malade, restait souvent exclu de la décision. Avec le temps, j’ai pris systématiquement en compte son avis. C’est devenu pour moi la donnée essentielle. Avec mon équipe, nous instaurions un dialogue pour comprendre ce qu’il désirait vraiment.
Une première loi sur la fin de vie, dite loi Leonetti, a été votée en 2005, puis révisée en 2016. Devenue la loi Clayes/Leonetti, elle a instauré la sédation profonde et continue. Vous estimez pourtant que cette loi n’est toujours pas satisfaisante. Pourquoi ?
L’intitulé de la loi, qui parle de « sédation profonde et continue », est très bien, mais le texte d’application est hautement discutable tant dans ses indications que dans sa méthodologie. Concernant les indications, elles sont trop restrictives. Selon la loi, « la sédation est mise en œuvre dans un contexte d’urgence ou pour répondre à la souffrance réfractaire du patient » et lorsque « le pronostic est engagé à court terme ». Autrement dit, il faut que le patient soit vraiment en phase terminale et qu’il souffre « de douleurs intolérables et incontrôlables » pour pouvoir en bénéficier. Mais intolérables pour qui ? Pour le malade ou pour le médecin ? Incontrôlables depuis quand ? Huit jours ? Quinze jours ? Notre association recueille des témoignages de personnes dont la fin de vie d’un proche s’est mal passée. Soit leur proche n’a pas eu la sédation à laquelle il avait droit, soit il l’a eue dans de mauvaises conditions, trop tardivement le plus souvent. J’ai moi-même été confronté à ce cas de figure en janvier 2021. Mon frère âgé de 78 ans avait eu une hémorragie cérébrale responsable d’une hémiplégie massive. Il avait beau présenter toutes les indications pour bénéficier d’une sédation profonde et continue, les médecins n’étaient pas d’accord entre eux. Un premier médecin l’a mise en route, un autre l’a interrompue. Il a fallu attendre un mois d’une agonie inutile pour qu’elle lui soit enfin accordée.
Vous reprochez aussi à la loi de ne pas prendre en compte tous les malades.
Effectivement, elle ne prend toujours pas en compte les personnes qui, atteintes d’une affection comme un cancer incurable, n’en sont pas à l’agonie mais ne supportent plus leur dégradation progressive. Elle exclut également tous les patients atteints de maladies neurodégénératives à évolution lente comme la maladie de Charcot ou la maladie de Parkinson qui, à un stade évolué, entraînent une grave incapacité et des souffrances telles que la vie devient un long calvaire sans espoir d’amélioration.
Enfin, vous critiquez la méthodologie.
Tout à fait. La loi prévoit de cesser l’alimentation et l’hydratation des malades. Supprimer l’alimentation a souvent peu d’importance à ce stade, les malades ne se nourrissant plus. Mais la déshydratation est une pratique inutile et cruelle, qui ajoute de la souffrance à la souffrance, je ne l’ai d’ailleurs jamais mise en œuvre. Il n’y a aucune raison de procéder ainsi si ce n’est pour accélérer la fin de vie en créant une insuffisance rénale. Il vaudrait mieux autoriser les médecins à augmenter rapidement et clairement les doses de morphiniques et de sédatifs. Là encore, ce serait moins hypocrite. Aujourd’hui les doses autorisées sont très calculées, toujours dans l’idée d’endormir mais pas trop, car si un patient meurt en moins de vingt-quatre heures, c’est considéré comme une euthanasie et non comme une sédation profonde et continue. La méthodologie actuelle prolonge inutilement l’agonie.
Vous avez eu un long entretien avec François Hollande en juin 2021 sur la loi Clayes/Leonetti qui fut promulguée alors qu’il était à l’Elysée. Vous relatez un échange franc et cordial. Pourquoi avez-vous souhaité le rencontrer ?
Je voulais mieux comprendre la position du premier président de la République à avoir annoncé faire de la fin de vie un objectif essentiel de son quinquennat. Il a convenu de l’hypocrisie de la situation française, le fait qu’on laisse des gens aller mourir en Belgique ou se supprimer en Suisse. Il a admis ne pas avoir pris connaissance des modalités d’application de la loi une fois qu’elle a été votée. Et il a reconnu qu’il fallait en proposer une nouvelle.
La Belgique, les Pays Bas, la Suisse ont autorisé l’euthanasie ou/et le suicide assisté il y a une vingtaine d’années. Plus récemment, la Colombie a légalisé l’euthanasie en 2015, le Canada en 2016… En Europe, l’Espagne a franchi le cap en 2021, les conseils constitutionnels allemands, italiens, autrichiens ont considéré que les lois actuelles étaient liberticides. Comment expliquez-vous que la situation n’évolue pas en France alors même que des sondages montrent qu’une majorité de nos concitoyens sont désormais favorables à la légalisation de l’euthanasie ?
Je pense qu’il y a trois niveaux de responsabilité. Tout d’abord une responsabilité médicale. Celle du Conseil de l’Ordre des Médecins, qui n’a accompagné aucun des grands changements sociétaux, que ce soit la légalisation de la contraception ou celle de l’IVG. Or cette institution garde un poids moral injustement proportionnel à ce qu’elle représente chez les médecins puisque seulement 25 % d’entre eux votent à ses élections. Il y a ensuite celle du Comité consultatif national d’Ethique (CCNE), où les soignants de base ne sont pas représentés. Où sont, en son sein, les médecins, les infirmiers confrontés sur le terrain à la fin de vie ? Il n’y en a pas. Il y a enfin l’influence de la Société française des Soins palliatifs qui est passée d’une formidable idée humaniste dans les années 1980, consistant enfin à prendre en compte la douleur des patients en fin de vie, à une idéologie de « la vie coûte que coûte ». La seconde responsabilité vient du monde politique. Celui-ci a peur d’aborder ce sujet. Il veut absolument faire l’unanimité. Or aucune avancée sociétale majeure n’a été entérinée au Parlement sans provoquer de vifs débats. C’est normal, c’est ainsi que fonctionne la démocratie. La troisième responsabilité, et non des moindres, est liée aux lobbys religieux.
Il y a tout de même eu une avancée le 8 avril 2021 à l’Assemblée nationale. Ce jour-là, à la faveur de l’examen de la proposition de loi sur la fin de vie du député Libertés et Territoires Olivier Falorni, l’article 1 qui légalise l’aide active à mourir à certaines conditions a été voté à une large majorité.
Tout à fait. J’ai suivi le débat à la télévision et je dois reconnaître que j’ai été assez agréablement surpris. Mais la loi s’est heurtée à 4 000 amendements rendant impossible son vote dans le temps limité de la niche parlementaire où elle était présentée.
Vous en appelez dans votre livre à une nouvelle éthique médicale. Quelle est-elle ?
Tout d’abord, c’est estimer que, dans certaines circonstances, la lutte contre la souffrance peut supplanter la défense de « la vie coûte que coûte ». Ensuite, d’un point de vue médical, je pense que tous les médecins devraient accompagner leurs patients jusqu’à leur mort si tel est leur souhait, et ne pas se décharger au moment le plus difficile sur des services annexes. Ce n’est pas facile de traiter la souffrance, d’aider à mourir, mais c’est notre rôle. La médecine, ce n’est pas seulement poser des diagnostics et mettre en route des traitements. Et tous les malades n’ont pas envie de finir leur vie dans un service de soins palliatifs au milieu d’autres mourants, pris en charge par une nouvelle équipe soignante. Les malades s’attachent aux soignants et inversement, c’est normal. Je ne suis pas sûr non plus que ce soit très sain, pour des soignants, de ne s’occuper que de mourants pendant toute leur vie professionnelle. Enfin, autre élément essentiel de cette nouvelle éthique : le respect absolu du choix du malade en fin de vie, et ce, quel qu’il soit.
D’un point de vue législatif, que souhaite l’association Le Choix dont vous êtes président pour deux ans ?
L’association milite pour la liberté du malade de choisir sa mort. La mort est une affaire strictement personnelle. Le malade qui veut s’éteindre doucement dans un service de soins palliatifs doit pouvoir mourir ainsi, mais celui qui, souffrant d’une maladie incurable, veut partir plus vite avec l’aide ou non d’un médecin doit également y être autorisé. Avec le vote très largement majoritaire de l’article 1 de la proposition de loi d’Olivier Falorni, la porte s’est entrouverte… Espérons que cette question sociétale qui touche tous les citoyens sans exception devienne un enjeu de la campagne présidentielle.
Propos recueillis par Élodie Lepage